La confrontation actuelle est en effet de nature inter-impérialiste : derrière la figure d’un Trump ou d’un Poutine, et les représentations commodes qui les accompagnent — de fou capricieux pour l’un ou de monstre froid pour l’autre —, se déploie en fait la rationalité d’un affrontement géopolitique des puissances capitalistes dans un système en crise. Son moteur, le taux de rentabilité, s’affaiblit sous le poids de l’énormité des capitaux accumulés, alors que la source du profit se tarit, du fait des pressions sur l’emploi, la formation et la recherche, qui produisent des gâchis humains et laminent la productivité globale. L’impérialisme américain, touché lui aussi par la crise de suraccumulation financière et bousculé par la concurrence chinoise, joue son va-tout en poussant ses avantages à l’extrême : la guerre commerciale et la domination monétaire pour aspirer les capitaux du monde entier sur son territoire et consolider la puissance de ses multinationales ; la contrainte politique et diplomatique sur ses « alliés » pour qu’ils prennent à leur charge une part croissante des coûts de la domination militaire américaine sur le monde. L’objectif est de concentrer les forces militaires contre la Chine, le « rival systémique », selon l’expression en vogue dans les milieux européens.
Dans le contexte de cette crise systémique de rentabilité du capital, le contrôle des richesses mondiales devient un enjeu croissant. Le conflit autour du contrôle du gaz, du pétrole, des métaux stratégiques ukrainiens et de la mer Noire est le versant caché de la guerre. L’ouverture du sous-sol ukrainien aux multinationales américaines et européennes depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement pro-occidental en 2014 a fait partie du casus belli* pour la Russie. Le commissaire européen Maroš Šefčovič n’a-t-il pas présenté le partenariat UE-Ukraine conclu en 2021 comme « un élément essentiel pour consolider notre approvisionnement en matières premières et notre statut géostratégique » ? Un pari quelque peu compromis par les visées de l’impérialisme américain sur ce même sous-sol, avec la conclusion prochaine de l’accord sur les minerais ! De même, la guerre dans la région africaine des Grands Lacs, à l’origine de millions de morts et de réfugiés, est-elle aussi un terrain d’affrontement entre grandes puissances pour le contrôle économique des richesses minières de la République démocratique du Congo.
En dépit des rodomontades des dirigeants européens sur la conquête d’une autonomie européenne et leur prétendue volonté de sortir de la tutelle de l’oncle Sam, les gestes politiques et le tropisme vont dans le sens de la capitulation et restent dans la tradition de l’atlantisme et de la vassalisation. Les 800 milliards d’euros de dépenses d’armement proposés par l’UE, sortis soudainement des critères de Maastricht, montrent une fois de plus qu’il existe des marges de manœuvre, même dans le cadre des traités actuels. Ce sont les choix politiques des gouvernements européens qui, au lieu de les utiliser pour les services publics et la protection sociale, les destinent systématiquement au soutien au capital, en l’occurrence ici pour le complexe militaro-industriel, dont celui des États-Unis, qui profitera largement des achats européens.
Mais surtout, cette logique de surarmement, initiée d’ailleurs avant l’élection de Trump, qui vient en appui d’une guerre économique sans merci sur les ressources et les débouchés, sous pression d’une masse de capitaux à l’affût de rentabilité, conduit inévitablement à la brutalisation des rapports internationaux. Dans l’après-guerre, le fameux « équilibre de la terreur » a maintenu le monde dans un état de guerre « froide » sans basculer dans un affrontement militaire mondial parce que, entre autres causes, dans les conditions du capitalisme monopoliste d’État social (CMES) de la période 1945-1975, l’amélioration générale des conditions de vie était compatible avec la valorisation du capital à taux de profit élevé. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La crise systémique du capitalisme actuel et les concurrences exacerbées qu’elle génère rendent plus que probable la tentation d’utiliser ici ou là, voire à une échelle large, l’énorme stock d’armes qui s’accumule.
Les peuples ne peuvent pas, ne doivent pas laisser faire. La bataille pour la paix ne vise pas seulement l’absence de guerre. Elle se gagnera en faisant valoir les exigences sociales et écologiques et en construisant une alternative progressiste.
En premier lieu, en France, il s’agit de contrer la politique budgétaire du gouvernement qui, avec son projet de 40 milliards de réduction des dépenses publiques en 2026, couplé à l’intention d’augmenter le budget militaire de 50 milliards d’ici 2030, ne peut que provoquer de grandes souffrances sociales et affaiblir le potentiel de développement de notre pays, à un moment où les besoins d’emplois et de formation explosent dans nombre de secteurs d’activité. Avec ce budget procyclique, non seulement le gouvernement Bayrou va aggraver la récession en France, mais il se situe à contre-courant de ce que d’autres gouvernements européens sont en train de comprendre tardivement. L’Allemagne, par exemple, prévoit 500 milliards d’euros de dépenses publiques nouvelles, pas seulement militaires, pour faire face aux besoins d’infrastructures et aux mutations des systèmes productifs. C’est bien l’avenir de notre pays qui se joue dans cette vision budgétaire rétrograde, où l’on prétend mettre fin aux déficits par la baisse des dépenses publiques, en oubliant que les bonnes dépenses, celles qui génèrent de l’efficacité sociale, font les recettes futures. Il n’est pas question, en revanche, de remettre en cause les dépenses de soutien au capital, qu’il s’agisse des aides publiques aux entreprises sans critères sociaux et écologiques, ou des intérêts de la dette, désormais premier poste budgétaire, captés par la finance mondiale, depuis que les gouvernements libéraux ont choisi de soumettre le financement des États aux marchés financiers.
Nous ne pourrons résister à ces vents mauvais qu’avec la perspective crédible d’une alternative à construire avec toutes les forces progressistes politiques, syndicales, associatives : il faut débattre sans tabou avec les citoyens du diagnostic sur la situation actuelle, et des mesures de transformation nécessaires pour approfondir et actualiser le programme du Nouveau Front populaire. C’est le sens de l’initiative organisée par la revue *Économie et Politique* du 28 mars dernier, dont ce numéro se fait largement l’écho. Une journée de rencontre « Contre l’austérité, pour une alternative » s’est déroulée à la Bourse du travail à Paris, avec le soutien du Parti de la gauche européenne, en réponse à l’appel lancé par quatre économistes issus des différents courants de la gauche : Frédéric Boccara, Liêm Hoang Ngoc, Dany Lang et Nicolas Dufrêne. Par-delà leur diversité théorique et politique, leur texte d’appel, qui s’intitule « Se renouveler pour sortir de l’austérité et conjurer la catastrophe à venir », rappelle « la nécessité — non seulement sociale, mais aussi économique — d’une augmentation vigoureuse des dépenses publiques et sociales » et propose une « triple novation d’approche : un rôle de plus en plus décisif des capacités humaines (emploi, formation et services publics), l’urgence d’une refonte écologique des productions et des consommations, l’exigence d’une approche internationale, coordonnée ».
Pour l’humanité et la planète, il n’y a pas d’autre option que celle de la paix.
« Nous devons désarmer les mots, pour désarmer les esprits et désarmer la Terre », avait écrit le pape François. En effet, la bataille des idées et des mots doit être menée pour déconstruire les discours qui brandissent les menaces et répandent les peurs pour mieux faire accepter aux peuples les sacrifices de l’économie de guerre. Mais il faut aussi, pour gagner la paix, que des mobilisations populaires puissantes et rassembleuses agissent pour le développement des biens communs et œuvrent consciemment à la construction d’un nouvel ordre économique, monétaire et financier, climatique et démocratique mondial.