ARTICLE DU MESSAGER DU 6 MARS 2025
Cervens a une histoire bien particulière, par rapport à ses voisines du Chablais. Ce n’est pas la seule qui a élu un maire communiste, mais c’est la seule qui a connu une telle opposition entre communistes et catholiques. Et la seule qui a réussi à faire la paix, via son maire Albert Boccagny.
La place Rouge donne le ton. On est bien loin de Moscou, mais depuis 1937, l’hôtel de ville a pris ses aises sur la place Rouge de Cervens. L’une des seules (peut-être même la seule) de France. C’est l’un des fragments d’Histoire, parmi d’autres, qui parsèment encore ce petit village de Haute-Savoie niché au bout des Collines du Léman. Et cet héritage rouge vit toujours dans les ruelles du seul bourg du département encore sous écharpe communiste.
C’est Albert Boccagny qui a donné au village cette impulsion. Et c’est lui qui a fait du village ce qu’il est devenu : il est resté maire de 1927 (il avait 33 ans) à 1971. Les familles de Cervens parlent encore de cette histoire communale, mêlée à l’Histoire du pays : et une des périodes qui a marqué les esprits, c’est la forte opposition qui a régné à Cervens, dans la première partie du mandat d’Albert Boccagny (jusqu’au début de la guerre, en 1939), entre les catholiques et les communistes.
Un affrontement entre maire et curé
Les deux figures de cette opposition sont très certainement Albert Boccagny et le curé Bergier. Le premier, agriculteur et « un républicain avant d’être un communiste », lance Nicolas Martignoles, qui a écrit un livre sur l’homme politique en 2022, et le second, « envoyé à Cervens pour contrer l’influence communiste », qui a exercé de 1930 à 1937. Le religieux a même poussé certains fervents catholiques à monter une liste contre celle d’Albert Boccagny, pour les municipales de 1935.
Le maire actuel de Cervens, Gil Thomas, a appris cet historique au fil de l’eau, lui qui n’est pas originaire de la commune. Dans sa besace, le maire actuel dispose de dizaines d’anecdotes de cette époque. « Le 15 août, quand il y avait des processions religieuses dans la rue, le maire ouvrait les fenêtres avec l’Internationale à fond ! » À l’époque, ce sont deux blocs qui s’affrontent. « Les débats devaient être passionnés… Ils étaient animés de leurs convictions. »
Des catholiques votent pour le maire
Mais, au fil des élections, ce sera toujours le même qui gagnera. Malgré les différences d’opinions, malgré les différences politiques, malgré le nombre important de catholiques à Cervens. Facilement explicable, pour Nicolas Martignoles. « Parce qu’Albert Boccagny a modernisé le village. Il l’a électrifié quasi totalement, il a permis de monter un syndicat agricole qui achetait du matériel mis en commun à tous ses adhérents, il a raccordé Cervens à l’eau courante, il a élargi et refait la route qui menait de Draillant à Thonon-les-Bains, essentielle pour que les agriculteurs vendent leurs marchandises… Il faisait pour les paysans mais aussi pour tous les habitants. » Ce qui amenait, au grand dam du curé, certains catholiques à voter pour lui.
Pendant la guerre, Albert Boccagny sera révoqué de son poste de maire par le régime de Vichy. Il sera même envoyé au camp de Buchenwald, en Allemagne. Le curé Bergier, lui, est muté juste à côté, à Lully et Fessy. Il entraînera quelques jeunes à s’engager dans la milice... Et l’après-guerre sera bien différent. Plus de combat entre catholiques et communistes, « parce qu’Albert Boccagny, revenu des camps affaibli, amaigri, considérait que les divisions étaient allées beaucoup trop loin pendant le conflit », analyse Nicolas Martignoles.
Cervens cultive cet héritage
Il constituera une équipe municipale avec un premier adjoint du camp « adverse ». Et cette initiative perdurera jusqu’à la fin de ses mandats successifs (il sera aussi notamment député et conseiller régional), et même au-delà. « Les maires suivants ont gardé cette habitude, explique Gil Thomas. Pour mes mandats, il y a moins cette opposition-là, mais j’ai aussi tenu à faire une liste d’alliance, avec des critères différents. Âges, hameau d’habitation, travail, sexe… »
Lui aimerait que cette histoire du village perdure, malgré le renouvellement de la population. « J’ai découvert cet héritage. Albert Boccagny a amené cette envie de fédérer, de s’entraider, de partage, et depuis on ne l’a jamais perdue. Cette vision de partage des biens, de partage des terres, l’innovation pédagogique (les anciens parlent encore avec émotion de la méthode Freinet, mise en place à l’école de Cervens), de mixité sociale… On vit encore dans les pas d’Albert Boccagny. » Et la place Rouge, jamais débaptisée depuis 1937, n’a pas fini de veiller sur les habitants.
Aurélie Berland-Mazel
Le Messager
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