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jeudi 6 septembre 2018

Jean ZIEGLER

LE CAPITALISME EXPLIQUÉ À MA FILLE




GRAND ENTRETIEN
Jean Ziegler : « Il faut abattre le capitalisme »


Son combat à l’ONU contre la faim dans le monde en fit l’une des voix parmi les plus écoutées sur la planète contre le modèle ultralibéral à ses yeux responsable de l’aggravation des inégalités. Il vient de publier à charge radicale « Le capitalisme expliqué à ma petite-fille, en espérant qu’elle en verra la fin

– Comment expliquez-vous que votre livre soit déjà un succès d’édition ?

« Peut-être parce que je l’ai écrit non pas comme une analyse socio-économique de plus mais comme un récit pour Zohra, ma petite-fille. Les enfants ne se contentent jamais de réponses confuses alors j’ai essayé d’être clair pour expliquer l’ordre cannibale du monde imposé par l’oligarchie du capital financier qui règne en dictateur sur la planète. L’oligarchie, c’est cette poignée d’entreprises transnationales ou d’organismes financiers ultra-puissants qui dictent leur loi jusqu’aux États les plus puissants. La monopolisation des richesses et la maximisation des profits de ces oligarques leur donne plus de pouvoir qu’aucun roi ou pape n’a pu en avoir dans le passé, c’est terrifiant. »

– Comment en sommes-nous arrivés là ?


« Tout vient, bien sûr, de la création du système capitaliste au 19e siècle. Le mode de production qu’il met en place est le plus vivace, le plus inventif et créatif, le plus économiquement performant de tous. En mourant à Londres le 14 mars 1883, Marx était persuadé que le manque objectif (la différence entre les ressources disponibles et les besoins à satisfaire) allait accompagner l’Humanité pendant des siècles. Quelle erreur ! Le capitalisme a au contraire très vite créé l’abondance et la disparition du manque objectif grâce à ses révolutions industrielles et leurs progrès technologiques. Mais attention, ce même capitalisme a provoqué une monopolisation extrême des richesses au profit de quelques-uns, en conséquence de son extraordinaire créativité. »

– Le capitalisme, source de tous les maux de la Terre, n’est-ce pas caricatural ?

« On nous dit que la pauvreté globale recule, que les classes moyennes sont de plus en plus nombreuses. Mais deux milliards d’êtres humains n’ont pas encore un accès régulier à l’eau potable. Toutes les quatre minutes un être humain perd la vue par carence en vitamine A. Des épidémies d’un autre temps provoquent chaque année des dizaines de millions de morts. D’après la Banque mondiale, les 45 personnes les plus riches du monde ont vu leurs revenus progresser de 41 % l’an dernier alors que 4,7 milliards d’hommes ont vu une baisse de leurs revenus de 28 % dans le même temps. Pour eux, la troisième guerre mondiale a déjà commencé. Le capitalisme que j’accuse, c’est le scandale de la mort d’un enfant toutes les cinq secondes dans le monde, c’est un crime contre l’Humanité. C’est une évidence, le capitalisme est un danger mortel pour l’homme. En octobre dernier, l’organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une étude importante, indiscutable. Plus de 62 % des cancers dans les pays riches sont dus à un environnement dégradé et à l’alimentation industrielle. »

– Mais le capitalisme n’est-il pas fait pour durer dans le monde actuel ?

« C’est sa victoire éclatante : faire croire qu’il n’y a pas d’autre choix car les forces du marché obéiraient non pas à la lutte des classes mais à des lois naturelles. L’homme croit ainsi lui-même à sa propre impuissance pour changer les choses. Je suis en octobre 2000 dans les salons du Reichtag, le parlement allemand à Berlin. Gerard Schröder, le chancelier de gauche subit des grèves très dures contre les délocalisations d’activités vers la Chine qui touchent la Ruhr industrielle. Je lui demande pourquoi tu n’interdis pas ces délocalisations alors que tu as la majorité absolue au Reichtag ? Il me répond que ce serait dangereux d’intervenir contre les forces du marché. Aujourd’hui, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont tous les matins les yeux rivés sur les marchés financiers pour apprécier ce qu’il leur reste comme marges de manœuvre, ridicules. Et Trump n’est-il pas le laquais des oligarques financiers ? Obama avait par exemple interdit la vente de coltan qui est un minerai extrait au Congo par des enfants dans des conditions inadmissibles. Les sociétés minières ont hurlé et Trump leur a donné raison au nom de la liberté du marché. Au Guatemala, moins de 2 % des propriétaires fonciers possèdent 67 % des terres arables mais 112 000 enfants de moins de dix ans sont morts de faim en 2015. La solution, c’est une réforme agraire pour mieux répartir les produits de la terre. L’ambassadeur américain était violemment intervenu à l’ONU et rien ne change aujourd’hui. »

– Mais que peut faire le simple citoyen pour davantage de justice sociale ?


« C’est une conviction personnelle mais je suis certain que ma vie singulière a un sens. Nous sommes à la veille d’une vraie révolution et je crois à l’insurrection des consciences. Que va devenir le monde ? Je l’ignore, c’est tout le mystère de la société nouvelle. Les insurgés parisiens qui ont pris la Bastille en 1789 ne savaient pas qu’ils allaient déclencher la fin de la féodalité, la naissance de la République. La fin de l’esclavage, personne ou presque n’y croyait à l’époque où elle fut déclenchée. Même chose pour la fin du colonialisme ou l’émancipation de la femme… »

– Les présidents des entreprises multinationales ont le pouvoir, dites-vous. Que vous répondent-ils ?


« Je connais bien, entre autres, Peter Brabeck, l’ancien grand patron suisse de Nestlé, la première entreprise agroalimentaire mondiale. Il m’écoute bien sûr mais dit que si la misère persiste, c’est parce que les forces du marché ne sont pas encore complètement libérées. Son idéal, partagé par ses pairs, est un gouvernement du monde sans État, un monde privatisé. »

– Emmanuel Macron semble croire à la théorie selon laquelle la richesse des plus riches finirait par ruisseler vers les couches socialement moins favorisées, au bénéfice de la société entière. Qu’en pensez-vous ?

« Cette théorie de la pluie dorée, je l’entends partout dans les discours des oligarques financiers. Mais la redistribution automatique des richesses est une bêtise car le capitalisme contemporain n’a plus rien à voir avec la valeur d’usage, avec l’utilisation des richesses telle que pouvait la concevoir l’économiste Adam Smith par exemple. Le capitalisme a changé de nature et le ruissellement ne se produira jamais car il est d’abord devenu un moyen d’acquérir un pouvoir illimité. Arnault et Bolloré veulent toujours avoir plus. Le capitalisme est devenu une vraie pathologie et la cupidité est une obsession de plus en plus répandue. »

– Ce capitalisme financier est donc inéluctable ?


« On ne pourra pas le réformer, le réguler. Toutes les tentatives ont échoué partout dans le monde. Il faut abattre le capitalisme, celui qui créé tellement de problèmes que les partis d’extrême droite estiment qu’ils sont dus aux étrangers, aux migrants, aux ennemis imaginaires qui leur permettent de progresser si fort en France, en Italie ou en Allemagne. La crise climatique, la nouvelle conscience écologique est sans doute une nouvelle opportunité historique pour détruire ce capitalisme ultrafinancier, même si nous ne pouvons pas encore imaginer le monde qui nous attend vraiment. Voilà ce que j’ai voulu dire à Zohra, ma petite-fille ».

« Le capitalisme expliqué à ma petite-fille », édition du Seuil, 115 pages, 9 €.

Qui est Jean Ziegler ?

Ancien député socialiste suisse, il vit à Genève où il se fit connaître par son combat contre le paradis fiscal de son pays. Jean Ziegler fut ensuite le premier rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation. Il est actuellement l’unique vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, l’une des trois institutions fondamentales de l’ONU avec l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité. Auteur d’essais best sellers contre la faim dans le monde, il a notamment écrit Destruction massive, géopolitique de la faim (Seuil) et La Haine de l’Occident (Fayard).