Bernard Friot :
Après avoir publié, en 2010, L’Enjeu des
retraites1, Bernard Friot prolonge son analyse en nous livrant, avec L’Enjeu du
salaire (2012), un projet de société alternative ancré dans les potentialités
émancipatrices du présent, un projet à la fois « révolutionnaire » et
néanmoins partiellement réalisé. Plus exactement, l’auteur développe, en huit
chapitres, un raisonnement articulant trois démonstrations. Il rétablit le sens
premier des institutions du salaire en montrant leur caractère
intrinsèquement subversif ; il met à jour les
objectifs profondément régressifs des réformes engagées depuis trois
décennies pour « sauver » l’emploi et les retraites ; il propose, enfin, de s’appuyer sur la portée émancipatrice
de la qualification et de la cotisation sociale pour fonder, en les
généralisant, une société libérée du marché de l’emploi, du crédit lucratif
et de la propriété lucrative. Ce faisant, il montre
les limites, voire les contresens des mesures prises ou défendues par des
organisations syndicales et des politiques de gauche.
L’ambition est impressionnante : il
s’agit de montrer, en moins de 200 pages, ce que le discours dominant
(politique, médiatique, académique, patronal, mais aussi syndical, en France et
un peu partout dans le monde) empêche de voir : les potentialités
libératrices de certaines institutions du salariat issues de luttes sociales et
menacées par les « réformateurs ». Rendre
visible ces potentialités est de la plus haute importance, car, pour Bernard
Friot, la montée des violences, le succès des extrémismes ou le rejet des
partis politiques, le désespoir radical, tout un ensemble de faits sociaux
inquiétants s’expliquent à la fois par les décennies de réformes antisociales
et par l’absence de perspective proposées par la classe dirigeante. Il faut
sortir de ce récit mortifère qui fait envisager au plus grand nombre un avenir
toujours plus menaçant qui, s’il n’est pas tout à fait la guerre, n’en est pas
moins marqué par la destruction.
et J.M. Durand,
économiste, rédacteur à Economie Politique
Retraite :
l’enjeu du salaire à vie
La pension de retraite a été construite avec
comme objectif syndical la continuation à vie du salaire atteint à 55 ans. Le modèle a été le régime de la fonction publique,
étendu à l’EDF (où on parle de « salaire d’inactivité »), à la
SNCF et aux autres entreprises publiques. Ainsi, au début des années 1990, le
taux de remplacement du dernier salaire net dans la première pension nette
était dans le privé en moyenne de 84% pour une carrière de 37,5 ans. L’objectif
de la CGT n’était pas encore atteint, mais on s’en était considérablement
rapproché. Les axes de l’action syndicale ont été la hausse du taux de
cotisation afin d’arriver à un taux de remplacement de 75% du meilleur salaire
brut, soit 100% du net, à un âge le plus bas possible (55 ans et 50 ans
pour les métiers pénibles), avec indexation sur les salaires de la pension.
La hausse constante du taux de
cotisation (passé entre 1945 et 1995 de 8 à 26% du salaire brut), en
reconnaissant toujours davantage la valeur économique produite par les
retraités, a ainsi permis une croissance non capitaliste du PIB. Car revendiquer
qu’à 55 ans on touche à vie son meilleur salaire, n'est pas se limiter à
revendiquer le droit au loisir après une vie de travail, mais c’est surtout
affirmer qu’à un âge politique on peut enfin travailler en étant payé à vie,
décider de son travail sans employeur et sans actionnaire. Les retraités sont libérés non pas du travail
mais de l’emploi et du profit pour travailler dans la liberté. Et ils montrent que cela pourrait être le cas de
tout le monde.
C’est à cette conquête révolutionnaire d’une
nouvelle pratique de la valeur économique que s’attaquent les réformateurs.
Prenons les positions de la CFDT : plus d’âge politique le plus bas
possible, mais un âge plancher au-delà duquel on prend sa retraite quand on
veut, plus de hausse du taux de cotisation mais sa stabilité sur le long terme,
plus de pension remplaçant le meilleur salaire mais une pension calculée sur la
base de la somme des cotisations de la carrière, indexation non plus sur les
salaires mais sur les prix. La référence au salaire a disparu, et avec elle
toute idée que les retraités travaillent et que, sur ce modèle, il serait
possible de libérer tous les travailleurs du marché du travail et de la
propriété lucrative des entreprises. Les réformateurs réaffirment au
contraire la pratique capitaliste du travail : ne travaillent que ceux qui
sont soumis au capital, les autres ont droit à un revenu différé obtenu grâce à
une prévoyance en répartition et en capitalisation.
Comment retrouver l’offensive face aux
réformateurs ? En
poussant plus loin les conquêtes du salaire à vie. Il s’agit de revenir à la
revendication de retraite pour tous avec 100% du meilleur salaire à 55 ans, qui montre bien que la retraite n’est pas une
libération du travail mais une seconde carrière libérée de l’emploi.
L’initiative des retraités (et on sait combien les jeunes retraités
débordent d’initiative) devrait être soutenue par un financement des
investissements nécessaires à leur travail. Si les retraités passent des
épreuves de qualification, ce salaire à vie pourrait continuer à augmenter par
passage à un degré supérieur de qualification : la production de valeur
économique ne s’arrête pas avec la retraite ! On pourra, sur cette base, revendiquer un abaissement progressif
de l’âge du salaire à vie… Et aussi s’adresser aux jeunes avec le projet
d’attribuer automatiquement à 18 ans le premier niveau de
qualification (et le salaire qui va avec) et d’enrichir ainsi la majorité
politique par la reconnaissance de la contribution de chacun à la production de
valeur économique.
Affirmer que la retraite est l’entrée dans un
travail libéré de sa pratique capitaliste suppose que les cotisations ne
comptent plus dans le calcul de la pension, que ce soit par des annuités ou par
des points. Ce n’est pas parce que nous avons travaillé que nous avons droit à
la retraite, c’est parce que nous avons conquis le droit de travailler comme
retraité, avec une qualification attribuée à la personne et non plus au poste
de travail. La production de valeur correspondant à ce salaire à vie est faite
par les retraités eux-mêmes. Supprimer toute condition d’annuité (et le
calcul par points à l’ARRCOAGIRC) supprimera du coup la seconde peine des
femmes : si leurs 22% de salaire en moins relativement aux hommes se
traduit aujourd’hui par 47% de pension en moins, c’est à cause des annuités et
des points. On retrouve ici le
cœur de la revendication de nouveau statut du salarié de la CGT :
attribuer la qualification à la personne et non pas au poste, c’est aussi payer
à vie la personne puisque ce n’est plus son poste qui est rémunéré, mais
elle-même.