TABLE RONDE. QUELLES RÉPONSES À LA CRISE DÉMOCRATIQUE ?
Vendredi, 11 Janvier, 2019
Avec Pierre Dharréville, député PCF des Bouches-du-Rhône, Francis Dupuis-Déri, écrivain et professeur en sciences politiques à l’université du Québec à Montréal (Uqam) et Hélène Landemore, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Yale (États-Unis).
Rappel des faits. La revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) par le mouvement des gilets jaunes vient souligner la crise démocratique qui s’exacerbe dans notre société. Cette dernière saura-t-elle lui répondre en pionnière ou restera-t-elle prisonnière de ses contradictions ?
Pierre Dharréville Depuis longtemps, notre peuple a le sentiment de ne pas avoir son mot à dire, de connaître des alternances sans changement, de subir une politique décidée sans lui. Le référendum de 2005 a été le symbole d’une démocratie bafouée. L’abstention massive est l’un des signes permanents de cette défiance. Cela renvoie à une crise de sens, une crise des perspectives, une crise de l’alternative. Depuis la fin des années 1970, les libéraux ont voulu raconter la fin de l’histoire et ils ont peu à peu installé leur domination idéologique et politique. Le refus d’entendre les mouvements sociaux s’est fait de plus en plus brutal : pour briser les forces de résistance, on a de plus en plus refusé de leur concéder des victoires, alimentant le renoncement à la lutte et à la politique, la désespérance, le rejet de toutes les institutions. L’accélération macronienne a renforcé cette défiance populaire au point de provoquer le mouvement de révolte auquel nous assistons actuellement. Il faut en faire une force pour rouvrir en grand le débat politique, développer l’intervention citoyenne et, dès que possible, refonder notre République commune. La faiblesse du débat public a trop laissé le champ libre aux aventures, aux impostures, ou encore aux avatars du fascisme. Or c’est dans le débat, et dans le combat, que se forgent les consciences. Face à l’idée que les représentants quels qu’ils soient seraient tous corrompus par nature, il faut réinstaller le clivage de classe, réinstaller l’affrontement politique. Cela passe par l’affirmation d’autres possibles mais aussi par une pratique politique centrée sur la participation de chacune et chacun dans l’action collective. Je crois que nous pouvons refonder la République autour de la promotion de biens communs. Pour faire de la politique un acte d’appropriation collective face aux logiques de privatisation du monde.
Francis Dupuis-Déri Les politiques au pouvoir se soucient peut-être moins qu’on le pense de bien représenter la population. Même avec un taux d’insatisfaction de 75 %, le président jouit des avantages matériels et symboliques de sa fonction. Plus globalement, la vie politique des partis politiques semble particulièrement dégradée en France (plus que dans d’autres pays). Les partis sont déterminés par des ambitions personnelles dévorantes, des luttes de factions et des sécessions pour créer de nouvelles structures à la main d’un politicien ayant soif de pouvoir. Ces dynamiques marquent tout le spectre politique, et la caste politique paraît pourrie dans son ensemble (sans parler des « affaires »). Ajoutons l’instabilité socio-économique de longue durée, provoquée par la désindustrialisation, la précarisation du salariat, les politiques d’austérité et les écarts entre le coût de la vie et les revenus. Malgré tous ces problèmes, les politiques s’en remettent de plus en plus au marketing politique et rêvent d’enfumer la population avec quelques éléments de langage.
Hélène Landemore La fracture entre les élus et la population provient en partie d’un défaut structurel dans notre conception et pratique de la représentation démocratique. C’est la représentation démocratique qu’il faudrait repenser et améliorer. Ici on peut s’inspirer des Grecs de l’Antiquité, qui pratiquaient ce que j’appelle une forme de représentation « lotocratique » fondée sur le principe « une personne, un ticket de loterie » (en gros) et résultant en une distribution du pouvoir beaucoup plus égalitaire que l’élection.
Le problème des régimes représentatifs strictement fondés sur l’élection, comme les nôtres, c’est qu’ils souffrent de points aveugles systématiques qui nuisent à leur capacité à bien gouverner. C’est une conclusion à laquelle je suis arrivée sur la base de mes travaux précédents sur l’intelligence collective et la démocratie (1). Indépendamment des intentions des élus pris individuellement, qui peuvent être pures, et indépendamment de leur compétence individuelle, qui peut être élevée, les élus comme groupe ne peuvent pas, du fait de leur mode de sélection, représenter l’ensemble de la population dans toute la diversité de ses modes de pensée et de conceptualisation des problèmes. Du même coup ils ne peuvent pas bien gouverner. Plutôt que de blâmer les individus et de s’en prendre à la « corruption » des élus (somme toute assez faible) ou à leur « incompétence » (individuellement pas si flagrante), il faut blâmer le mode de sélection et la manière dont nous concevons la représentation démocratique.
Pour les raisons que je viens d’évoquer, la fracture entre citoyens et représentants ne pourra jamais être complètement résorbée. Selon moi, la seule vraie solution, c’est le recours au tirage au sort, pour créer de la représentation démocratique non électorale.
Consultations et propositions législatives ou autres, développement de la démocratie directe et participative dans la cité et à l’entreprise ne doivent-ils pas prendre une place plus centrale parmi les dispositifs de nos institutions politiques et sociales ?
Hélène Landemore Oui, évidemment. Concrètement, une réforme plausible ambitieuse serait la création d’une chambre citoyenne permanente tirée au sort d’au moins 150 personnes et « ouverte » sur le reste de la population par une plateforme de crowdsourcing permettant à tous de comprendre ce qui s’y passe et de fournir des arguments, des informations, et des idées s’ils le souhaitent. Cette assemblée – une variété de ce que j’appelle les « mini-publics ouverts » – serait vouée à complémenter les assemblées élues existantes et peut-être à terme à en remplacer une (le Sénat par exemple). Dans cette chambre, assemblée, ou maison du peuple (leurs défenseurs utilisent des termes variés), les participants, payés et traités comme des parlementaires classiques, seraient chargés, sur une année ou plus, de déterminer l’agenda politique de l’assemblée élue ainsi que de légiférer sur certaines questions, par exemple celles ayant trait aux procédures politiques ou aux salaires des élus (pour éviter l’effet juge et partie du système actuel). Cette chambre pourrait aussi être dotée d’un droit de veto. Imaginez une assemblée de ce genre, composée de 50 % de femmes, incluant des professions comme aide-soignant, chauffeur de taxi, ouvrier, agriculteur, petit commerçant, instituteur… Elle aurait vraisemblablement repoussé l’augmentation des taxes sur les carburants qui a mis le feu aux poudres en France. On pourrait envisager la création de structures similaires dans les entreprises.
Francis Dupuis-Déri Comment prétendre vivre en démocratie quand l’on consacre la plus grande part de notre vie active à un emploi où un supérieur hiérarchique ou un patron nous gouverne en maître absolu ? La démocratie nécessite l’autogestion, un terme poussiéreux, mais qui évoque des principes démocratiques des plus importants. La démocratie directe peut aussi être pratiquée dans les quartiers, évidemment. Mais attention aux canaux participatifs proposés par l’élite et qui servent souvent seulement à donner l’apparence d’une plus grande légitimité.
Pierre Dharréville La démocratie ne se mesure pas seulement au droit de vote. Il faut partout œuvrer au gouvernement du peuple, car c’est lui le souverain. Il faut donc faire de la politique une affaire populaire, pour qu’elle ne soit pas confisquée. Il faut développer de nouveaux droits et de nouveaux pouvoirs, jusque dans l’entreprise. Cela suppose d’inventer en permanence les formes de la participation citoyenne, du contrôle, de l’initiative, de la proposition, de la décision.
Cela n’est pas si facile, il faut une énergie motrice inépuisable. Il ne s’agit pas simplement de formalisme institutionnel. Cela suppose le déploiement de forces d’émancipation pleinement engagées dans la bataille idéologique et culturelle pour élever le niveau de conscience individuelle et collective des défis de l’humanité en sa planète. Cela exige de libérer du temps pour la démocratie, la réflexion, la confrontation avec d’autres visions, l’engagement…
Le progrès de la démocratie n’implique-t-il pas une rupture avec le présidentialisme et les tendances monarchiques et autoritaires de nos institutions ?
Francis Dupuis-Déri C’est mon avis. J’ai expliqué dans mes livres, en particulier dans la Peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques (2), que les Pères fondateurs des régimes parlementaires modernes étaient ouvertement antidémocrates. Ils fondaient des monarchies électives, le président remplaçant le roi, et des aristocraties électives, les parlementaires prenant les sièges des nobles.
Politiquement, nous sommes encore au Moyen Âge. Mais cette civilisation était aussi très démocratique, avec des assemblées de village pour discuter du commun et des guildes de métier qui pratiquaient l’aide mutuelle. Notre élite politique n’a préservé que le sommet du régime féodal, soit la fonction de chef d’État et les sièges des parlementaires. Mais tout le peuple n’est pas dupe, d’où le haut taux d’abstention et les cycles de protestation.
Pierre Dharréville La démocratie ne se mesure pas seulement au droit de vote. Il faut partout œuvrer au gouvernement du peuple, car c’est lui le souverain. Il faut donc faire de la politique une affaire populaire, pour qu’elle ne soit pas confisquée. Il faut développer de nouveaux droits et de nouveaux pouvoirs, jusque dans l’entreprise. Cela suppose d’inventer en permanence les formes de la participation citoyenne, du contrôle, de l’initiative, de la proposition, de la décision.
Cela n’est pas si facile, il faut une énergie motrice inépuisable. Il ne s’agit pas simplement de formalisme institutionnel. Cela suppose le déploiement de forces d’émancipation pleinement engagées dans la bataille idéologique et culturelle pour élever le niveau de conscience individuelle et collective des défis de l’humanité en sa planète. Cela exige de libérer du temps pour la démocratie, la réflexion, la confrontation avec d’autres visions, l’engagement…
Le progrès de la démocratie n’implique-t-il pas une rupture avec le présidentialisme et les tendances monarchiques et autoritaires de nos institutions ?
Francis Dupuis-Déri C’est mon avis. J’ai expliqué dans mes livres, en particulier dans la Peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques (2), que les Pères fondateurs des régimes parlementaires modernes étaient ouvertement antidémocrates. Ils fondaient des monarchies électives, le président remplaçant le roi, et des aristocraties électives, les parlementaires prenant les sièges des nobles.
Politiquement, nous sommes encore au Moyen Âge. Mais cette civilisation était aussi très démocratique, avec des assemblées de village pour discuter du commun et des guildes de métier qui pratiquaient l’aide mutuelle. Notre élite politique n’a préservé que le sommet du régime féodal, soit la fonction de chef d’État et les sièges des parlementaires. Mais tout le peuple n’est pas dupe, d’où le haut taux d’abstention et les cycles de protestation.
Hélène Landemore La fonction présidentielle telle qu’elle est définie et pratiquée en France est problématique en partie parce qu’elle est l’antithèse de cette confiance en l’intelligence collective et dans le citoyen ordinaire auquel je crois beaucoup. Cette figure de l’homme (rarement la femme) seul, charismatique, providentiel, guidant la nation, s’adressant à elle comme un père tantôt fouettard, tantôt rassurant, c’est vraiment désuet. Par ailleurs cette fonction est impossible à « normaliser » (rappelez-vous l’échec de Hollande à cet égard) car elle appelle par nature une posture « olympienne » (le modèle reste de Gaulle ou même Mitterrand). Je trouve le modèle suisse, où la fonction présidentielle est partagée entre sept personnes, beaucoup plus moderne et sage de ce point de vue car il évite la personnalisation du pouvoir que le modèle français favorise. De manière générale, il y a sans doute dans la Ve République une asymétrie de pouvoir trop forte entre l’exécutif et le législatif. Il y a un vrai débat à avoir sur ces questions. Là encore, l’idée d’un mini-public ouvert convoqué pour délibérer sur ce sujet et faire des propositions de réformes constitutionnelles me paraîtrait une voie à explorer.
Pierre Dharréville L’élection présidentielle est celle par laquelle le peuple a le sentiment d’avoir le plus de prise sur les événements et pourtant celle par laquelle il abdique le plus son pouvoir. Entre les mains d’un seul, qui s’impose à tous les autres. Le pouvoir présidentiel prend en réalité la forme d’un couvercle. Sur ce couvercle, il y a la main des grands propriétaires du monde. Partout, il faut faire sauter le couvercle et aller vers des formes de démocratie beaucoup plus collectives, délibératives, collaboratives, coopératives… Tout ce qui ne renvoie pas à du rendement immédiat, à des logiques de puissance, à des démarches individuelles.