Grégoire Blanchon :
Je n'en reviens pas depuis hier, au milieu du flot légitime de félicitations pour sa Palme d'Or et de remerciements à Justine Triet pour les mots de son discours, de lire parmi certains de mes contacts sur ce réseau social, des publications ou commentaires comme:
"Elle crache dans la soupe. C'est indécent. Ce qu'elle dit n'a pas sa place dans un festival international, c'est une question franco-française."
Vous êtes sérieux.se.s?
Très simplement, si ça n'est pas les gagnant.e.s de ces prix qui l'ouvrent, qui va le faire?
Quand on ne reçoit aucun prix, on reste chez soi et les micros ne nous sont pas tendus.
Donc dire que sa prise de parole est indécente rédui t au silence toute tentative d'expression de toutes parts.
Ensuite, au sujet de l'exception culturelle française, elle ne dit pas qu'elle ne peut pas monter ses films. Au contraire. Et c'est bien parce que cette exception est menacée par l'idéologie ultralibérale des politiques publiques qu'il lui paraît essentielle de la défendre. Ici, défendre est le contraire de cracher dans la soupe (d'ailleurs, ça veut dire quoi cette expression...? la soupe à qui? les mots de Nicolas Mathieu ci-dessous remettent un peu les pendules à l'heure!). C'est pour continuer à pouvoir monter des films qui ne sont pas rentables, mais nécessaires à l'art et au monde, pour permettre l’émergence de jeunes créateur.ice.s, et donc de nouveaux récits, qu'il est nécessaire de se battre contre le délitement des aides publiques, et contre la menace toujours plus grande de standardisation des oeuvres transformées alors en purs produit s de consommation.
Et enfin, sur la question « franco-française » de la réforme des retraites, on nous a assez rabâché à quel point nous étions en retard par rapport aux pays qui avaient déjà élevé l'âge de la retraite (en éludant souvent bien d'autres questions concernant ces pays: le nombre de trimestres pendant lesquels il fallait cotiser, l'existence ou non d'un salaire minimum, etc...). Ces pays devaient être un exemple pour la France. On nous les présentait comme tels pour justifier « l’évidence » que nous sommes un peuple de réfractaires en retard sur l’Histoire. Jamais la question n'était envisagée à l'inverse. La France a historiquement, pendant des décennies (parfois bien plus symboliquement que dans les faits réels), représenté un modèle de politique sociale, de culture de la révolution et de réf ormes humanistes et de justice, aux yeux du reste du monde: une sorte de phare.
Le cinéma français est encore un patrimoine et un espace d'expérimentation enviés à l'étranger où l'industrie (présent ici également et puissant) est le seul horizon de l'art envisagé comme entertainment.
Habiter cette spécifité, donc, en parlant des révoltes sociales réprimées quant à la réforme des retraites c’est à mon sens, en plus de ne pas déconnecter le cinéma du réel dont il lui faut témoigner, assumer cette place-là.
Et puisque Nicolas Mathieu dit mieux que je ne pourrais les écrire toutes ces choses et d’autres, voici ses mots:
"On est quand même accablé de voir des ministres s'offusquer qu'une artiste critique un pouvoir, une p olitique, un gouvernement. Alors on va rappeler deux trois fondamentaux.
-Vous n'êtes pas l'Etat. L'Etat c'est NOUS, peuple de citoyennes et citoyens libres qui se gouverne par votre truchement. Vous critiquer ne remet nullement en cause les institutions.
-Vous ne financez pas le cinéma et la culture. NOUS finançons le ciné et la culture via des dispositifs de solidarité collective dont vous n'êtes que les organisateurs temporaires. La main qui nourrit les artistes n'est pas la vôtre. C'est celle de la communauté nationale.
-Vous n'êtes pas nos patrons mais les serviteurs du bien public et vous n'avez rien à dire des libertés qui nous appartiennent, que nous avons conquises et que nous exerçons exactement selon notre bon vouloir, parmi lesquelles la liberté de nous exprimer et de vous critiquer.
-Votre pouvoir NOUS appartient. Nous vous le déléguons de mani& #232;re temporaire. Il vous oblige et vous rend responsables devant nous. Vous n'êtes pas l'encadrement d'une entreprise qui n'aurait à répondre que devant le Comité exécutif qui le nomme."
Et enfin, immense bravo à Justine Triet dont j'aimais déjà beaucoup La bataille de Solférino, Victoria et Sibyl.
Il me tarde de découvrir Anatomie d'une chute.
Big up.